Celui que tu aimes dans les ténèbres

Ro est une jeune peintre dont les dernières toiles lui ont assuré une renommée naissante. Malheureusement, ses nouvelles créations se font attendre. Aussi, son galeriste lui conseille une retraite au calme, à l’abri du tumulte de la ville. Ro trouve alors une vieille demeure, prétendument hantée, dans laquelle elle retrouvera l’inspiration, et bien plus encore…

J’avais si hâte de lire cette bande dessinée quand j’ai vu qu’elle était de Skottie Young et Jorge Corona. J’étais impatiente de retrouver ces deux auteurs après la lecture de la trilogie fantasy Middlewest. Ici, ils reviennent dans un registre différent: la bande dessinée d’atmosphère et d’horreur. 

Ro est une artiste peintre qui a perdu l’inspiration. Après un début de carrière fulgurant, elle est au point mort et cherche à se renouveler. Elle décide de se trouver un lieu différent où vivre un moment afin de renouer avec l’inspiration. En visitant une maison beaucoup trop grande qui a la réputation d’être hantée, Ro a une bonne impression et décide d’y aménager.

Elle travaille toujours en musique avec une bonne bouteille de vin. J’ai aimé ces scènes où elle tente de créer. L’art est délicat et l’inspiration ne se commande pas. Cette période est difficile pour elle car, même dans un lieu différent de son quotidien, l’inspiration ne vient pas. Découragée, elle s’adresse en blague au fantôme de la maison en lui disant qu’il devrait faire quelque chose.

« Tu pourrais au moins remettre de la musique et me servir du vin. Ou alors, genre, m’inspirer un peu. Ce serait la moindre des choses. Un manoir hanté sans fantôme digne de ce nom, c’est vraiment l’arnaque! »

Et il lui répond…

J’ai beaucoup aimé cette lecture qui mélange à la fois une histoire de maison hantée bien différente de ce à quoi on a l’habitude, au thème de la création et ses difficultés. C’est aussi une histoire qui parle d’emprise. J’ai apprécié le contexte artistique de l’histoire. J’aime quand les œuvres mettent en scènes des artistes. On peut interpréter cette histoire singulière de différentes façons, et j’ai bien apprécié Ro et les thèmes abordés.

L’horreur réussi bien aux auteurs et j’espère qu’ils récidiveront. Leur histoire est sombre, noire, mais assurément plus mature et dans un monde plus adulte que Middlewest. C’est intéressant de les voir exploiter d’autres univers. Le dessin colle à la perfection à l’ambiance sinistre de la maison hantée, qui garde constamment ses rideaux fermés…

Une bonne lecture!

Celui que tu aimes dans les ténèbres, Skottie Young, Jorge Corona, éditions Urban Comics, 128 pages, 2022

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Carnets 1968-2018

Depuis 1968, Gilles Cyr a élaboré une œuvre poétique témoignant d’une constante attention au monde. Celle-ci relève moins de la contemplation que de l’étude, dimension très frappante dans ses carnets, où les notes n’ont toutefois rien de systématique : elles s’attachent librement aux personnes, aux lieux et aux choses, et souvent à la littérature, en particulier à plusieurs poètes admirés. Comme c’est le cas pour l’œuvre poétique, la langue est ici rigoureuse, à la fois concise et subtilement rythmée. Au fil du temps, l’écriture des poèmes s’est transformée, en intégrant la légèreté et l’humour, qui ne remplacent pas la gravité initiale, mais s’y ajoutent et l’animent. On peut y voir une leçon de ces carnets, que le poète aurait suivie, et qui nous est maintenant proposée.

Je ne connaissais pas Gilles Cyr avant de lire cet ouvrage. Je ne me l’aurais peut-être pas procuré pour cette raison, mais je l’ai reçu avec un autre livre. C’était donc l’occasion de le découvrir. Gilles Cyr est un poète et ici, nous avons droit à ses carnets, qui couvrent une période allant de 1968 à 2018.

Je crois que c’est la première fois que je lis un livre sous forme de carnet. J’ai bien apprécié le format. À travers ses notes, l’auteur nous présente ses réflexion sur le moment présent, sur des choses qu’il découvre, sur ce qu’il pense de différents sujets. D’autres fois, il nous parle de certains auteurs (on retrouve souvent Gaston Miron par exemple), mais aussi plusieurs qui m’étaient inconnus. Ce livre est un peu comme un véritable carnet de réflexions. L’auteur parle beaucoup de ce qu’il pense de la poésie d’autrefois, versus la prose que l’on retrouve souvent aujourd’hui dans les recueils poétiques. Pour lui la prose détruit la poésie et c’est un thème qui revient souvent dans ses réflexions.

« Lors de la présentation publique de votre nouveau livre, ne pas oublier d’orienter rapidement la conversation vers vos pages les plus noires. Sinon, les journalistes grommellent et se rebiffent, et ne pensent plus qu’à partir. »

Chaque entrée suit l’ordre chronologique, mais parfois il y a des années où il n’y a aucune entrée. Ses réflexions sont parfois poétiques et il parle d’un peu de tout. Comme il s’agit d’un écrivain, ses carnets tournent beaucoup autour de la poésie, de la prose, du travail de certains auteurs. Il commente des extraits, offre ses commentaires sur la littérature, la traduction, l’écriture, parle du quotidien, de ses voyages. Il prend des notes sur des événements, sur le temps qui passe et sur le temps qu’il fait. Des notes qu’il qualifie de « légères et aérées ».

« Je tiens à ce que tout le monde sache à quel point je suis heureux de votre venue. Cela dit, je dois vous prévenir: gare aux crevasses et enfoncements, dans les rues de notre belle ville. Pour s’y engager, il est préférable d’avoir bien dormi, et d’avoir les yeux en face des trous. »

Il aborde certains livres ou auteurs que je ne connais pas, donc certaines entrées m’échappent, certains clins d’œil aussi. Par contre j’ai adoré certaines autres notes de son carnet, surtout lorsqu’il parle de la réalité du Québec, de la langue qu’il a à cœur, de la société. Il se permet aussi des conseils ou des réflexions sur la façon d’écrire ou de lire, sur le monde littéraire. C’est un méli-mélo de toutes sortes d’idées, culturelles, littéraires, politiques, ainsi que des anecdotes sur la société, l’histoire et le monde en général.

« Durant toutes ces années, des personnalités ont torturé leurs phrases et dissimulé leurs mouchoirs. Puis, sans transition, ils ont fondu sur la simplicité. Le résultat est là. »

J’ai appris aussi des choses sur certains événements passés qui m’ont surpris ou qui m’ont plu. Parfois il y a une forme d’humour philosophique qui est venu me chercher. J’ai trouvé ses propos intéressants. C’est le genre de livre à lire doucement, quelques réflexions à l’occasion. C’est un livre qui propose de prendre le temps de le lire pour mieux réfléchir et apprécier ce qu’on lit. Je crois que c’est la bonne façon d’appréhender ce carnet de notes. 

« La puissance québécoise agit à distance – à distance de visibilité variable – et donne sa solidité aux autres États, sans se mélanger à eux. »

Même si certains propos m’ont moins parlé, c’est un ouvrage qui me donne envie de découvrir la poésie de l’auteur que je ne connais pas. Ce livre m’a donné envie de découvrir le côté créateur et littéraire de Gilles Cyr et d’éventuellement me pencher sur un de ses recueils de poésie. C’est donc une découverte inattendue que ce carnet de réflexions et d’idées, mais j’y ai passé un beau moment de lecture.

Carnets 1968-2018, Gilles Cyr, éditions de l’Hexagone, 232 pages, 2021

Fugitive

Fugitive est un livre à la croisée de la littérature, de la bande dessinée et des arts. Un livre à part, qui se construit au fil de dessins précis et muets, vivants – un livre-monde. Rendant hommage à la série Le Fugitif, Fugitive (titre originale en anglais de la série) est l’histoire d’une chasse à l’homme et d’une fuite sans fin au travers de paysages chargés de beauté et de silences.

Ce roman graphique est superbe. Il présente une portion de texte au tout début du livre, puis l’histoire est racontée en images, sans texte. La postface à la fin permet de mieux comprendre l’histoire, qui resterait un peu nébuleuse autrement. Sans les textes, je crois que l’on perdrait beaucoup les intentions de l’auteur. Les écrits, peu nombreux, donnent un fil conducteur aux images qui nous sont présentées.

À travers des tranches de vie entre un père et son fils, ce roman graphique aborde la transmission de l’héritage familiale, la guerre, la fuite constante, ce qui est légué de père en fils à travers les générations. Le silence. La fuite. Une perpétuelle façon d’affronter le monde pour ces hommes de peu de mots, qui intériorisent leurs sentiments. On retrouve des éléments qui indiquent que le temps s’arrête, des horloges toujours à la même heure, comme si le temps (ou les personnages) n’avançaient pas. Une forme d’errance perpétuelle, de voyages sans fin. C’est aussi un album sur la transmission des blessures passées, de la guerre et de leurs marques qui restent dans le cœur des hommes.

« Les bombardements avaient labouré la ville. Chaque printemps en bêchant dans notre jardin il retirait du sol de gros éclats d’obus, masses de fer gonflé par la rouille. Il ne disait de sa vie que cette période, comme si notre présent n’arrivait pas à s’établir dans une autre histoire. »

Certaines images du livre s’inspirent de la série Le fugitif. Une autre fuite qui s’est poursuivie d’un épisode à l’autre. C’est donc certaines images de la série qui ont marqué l’auteur et lui ont servi d’inspiration pour raconter la fuite, la mettre en images. Un travail de repérage autour de chez lui, parcours, chemins perdus et autres, ont été utilisés pour élaborer ses propres images. J’ai adoré le style de dessin de ce livre. Le coup de crayon est réaliste et transmet beaucoup d’informations et d’émotions. Le trait est fabuleux, on dirait pratiquement une photo. C’est sublime. Un vrai plaisir pour les yeux. J’ai trouvé ce livre particulier, mais vraiment très intéressant.

J’adore tout l’aspect visuel et ce livre aura une place bien importante dans ma bibliothèque. J’ai beaucoup aimé cet ouvrage particulier et différent, qui est un véritable objet d’art.

Fugitive, Georges Peignard, éditions Le Tripode, 128 pages, 2022

Pygmalion et la vierge d’ivoire

Le sculpteur Pygmalion éprouve une fascination pour sa création qui représente une jeune femme sous le nom de Galatée. À travers cette oeuvre le sculpteur a façonné un idéal féminin, au point d’en perdre la raison et de tuer son maître… Pygmalion ne remarque pas l’amour que lui voue une autre femme, Agapé, bien réelle, elle. Désespérée face à l’indifférence du sculpteur, elle finira par se donner la mort. Aphrodite, la déesse de l’amour, décide pourtant de donner vie à la sculpture, répondant ainsi au voeu de Pygmalion… Mais il y aura un prix à payer ! 

C’est la couverture et le dessin qui m’ont attiré vers cette bande dessinée. Et je n’ai pas été déçu. Pygmalion et la vierge d’ivoire nous raconte l’histoire d’un sculpteur en mal d’inspiration. Il sculpte la pierre et travaille son art, mais il n’est pas très satisfait du résultat. Il a continuellement l’impression que son travail n’est pas complet, qu’il manque quelque chose à ses œuvres. Ses œuvres n’ont pas d’âme et elles le déçoivent. Elles lui laissent un goût amer d’inachevé.

« Dans la demeure, les jours passent. Le savoir que Pygmalion avait acquis de Copias lui semblait stérile. Aucun marbre, aucune pierre n’inspirait le jeune homme. Le malheureux se croyait dépourvu de talent. À quoi bon s’acharner? »

Lorsqu’il voit en songe la déesse Aphrodite, déesse grecque de l’amour, du désir et de la beauté, il décide de la sculpter. Elle sera sa muse et son inspiration. Rapidement son œuvre devient une vraie obsession pour lui. Il est obnubilé par elle, au détriment des gens qui sont à ses côtés et de la vie qui se déroule autour de lui. Sa passion pour son art et sa représentation risque de le faire passer à côté du véritable amour. 

« Du haut de ses vingt ans, il prétendait qu’aucune femme ne pouvait trouver grâce à ses yeux… tant il voyait leurs défauts. »

Pygmalion et la vierge d’ivoire est une bande dessinée qui m’a beaucoup plu. C’est une histoire d’amour et de rejet, autour du mythe d’Aphrodite. Une histoire qui parle de mythologie grecque, d’art et de sculpture, mais aussi de passion et d’obsession. Les auteurs ont le projet de revisiter l’histoire de plusieurs dieux de la mythologie, ce qui me donne bien envie de découvrir les autres livres. Il y en a déjà deux autres de parus que je lirais bien si l’occasion se présente.

J’ai passé un très bon moment avec cette histoire, qui aborde des thèmes universels et parle d’art. J’ai aimé cette lecture autant au niveau du texte que du dessin. Le trait de crayon est très réaliste et très agréable. Une belle découverte!

Pygmalion et la vierge d’ivoire, Serge Le Tendre, Peynet F, éditions Dargaud, 80 pages, 2022

Un long retour

Dans sa retraite de Three Pines, l’ex-inspecteur-chef Armand Gamache croit avoir découvert la paix à laquelle il aspirait en quittant la tête de la section des homicides de la Sûreté du Québec. Toutefois, comment refuser son aide à son amie Clara lorsqu’elle lui demande de retrouver son mari, Peter Morrow ? Le couple avait décidé de se séparer pour un an, mais le temps a passé et Peter n’a pas donné de nouvelles. Accompagné de Clara, de Myrna Landers et de Jean-Guy Beauvoir, son ancien adjoint, Gamache part à sa recherche. Il parcourt les paysages démesurés de Charlevoix, jusqu’au fin fond du Québec, et s’aventure plus profondément encore dans l’âme tourmentée de Peter. À la poursuite d’un artiste si désespéré qu’il vendrait son âme… Le retour s’avère d’autant plus incertain qu’il ne sert à rien de rentrer si l’on ne s’est pas trouvé soi-même.

Un long retour était le livre de juin pour Un Penny par mois. C’est un livre que j’ai beaucoup aimé puisqu’il y a une grande évolution des personnages par rapport aux autres livres. Ils sont tous en plein milieu de changements importants, ce qui affecte en bien la dynamique du groupe que l’on retrouve avec plaisir. Cette fois, même si certaines portions se déroulent à Three Pines, l’enquête nous amène dans différentes régions du Québec.

Armand et Reine-Marie Gamache vivent maintenant à Three Pines. Après ce qui s’est passé dans le tome précédent, on imagine bien leur envie de retrouver un peu de paix. Maintenant, les Gamache font partie de la petite communauté et Jean-Guy et Annie viennent régulièrement leur rendre visite. Les liens entre les villageois et les Gamache et leur entourage deviennent beaucoup plus serrés.

« Le bar était en réalité une bibliothèque. Un lieu où Dickens se serait senti chez lui. Où Conan Doyle aurait peut-être déniché un ouvrage utile. Où Jane Austen aurait pu s’installer pour faire un brin de lecture. Et se soûler, si l’envie lui en avait pris. »

Clara, qui s’était séparée de Peter dans un tome précédent, attend son retour avec impatience. Elle lui avait demandé de partir et de changer, de devenir un meilleur homme, après tout ce qui s’était produit. Peter n’a jamais été un personnage facile. C’est un homme tourmenté et jaloux, qui n’arrive pas à se réjouir pour les autres et à vivre en paix avec lui-même. Mais voilà qu’un an après son départ, la date à laquelle Clara et lui s’étaient donnés rendez-vous est passée. Clara attend. Elle laisse passer un bon moment avant de réellement s’inquiéter, mais toujours pas de signe de Peter. Clara sollicite alors Gamache et Beauvoir, et la petite équipe, complétée par Myrna, fait enquête sur cette disparition. Sur les traces de Peter qui les mènent en Europe, puis dans un étrange village d’Ecosse, l’équipe se divise et peut compter sur Ruth et Reine-Marie pour enquêter en Ontario pendant que les autres vont à Charlevoix et sur la Basse Côte-Nord.

« -C’est Clara qui décide. Elle sait ce qu’elle fait.
-Elle a mangé du pot-pourri un jour, en pensant que c’étaient des chips, riposta Jean-Guy. Elle a pris son bain dans de la soupe en pensant avoir affaire à des sels de mer. Elle a transformé un aspirateur en sculpture. Elle n’a aucune idée de ce qu’elle fait. »

J’ai aimé cette enquête puisqu’elle se passe essentiellement « hors du cadre ». J’adore Three Pines, mais ce village produit quand même un très grand nombre de crimes pour son si faible pourcentage d’habitants. Il est donc intéressant parfois d’en sortir, le temps d’une enquête, pour mieux y revenir. Ce tome nous fait visiter la très belle région de Charlevoix et ses artistes, en mettant l’accent sur l’art, l’inspiration, les muses qui poussent un artiste à la création. L’art fait partie intégrante du cœur du roman et ça m’a beaucoup plu. Gamache est un grand amateur d’art et d’histoire. Il y est d’ailleurs beaucoup question du peintre Clarence Gagnon, que Gamache aime énormément et que j’adore moi aussi. Ça m’a d’ailleurs donné envie de me replonger dans les œuvres de ce grand artiste.

L’arrêt à Charlevoix est de courte durée. Rapidement, l’enquête les mène ailleurs, toujours sur les traces de Peter. L’équipe se retrouve donc sur un bateau, dans une région de pêcheurs. Ils font un long voyage et découvrent la Basse Côte-Nord et le mode de vie de ses habitants. Toujours en quête d’indices sur la disparition de Peter qui semble s’éloigner de plus en plus d’eux…

En plaçant au centre de l’histoire la disparition de Peter Morrow, je trouve que ce roman s’inscrit un peu dans la continuité de Défense de tuer, un roman précédent qui parlait de la famille Morrow et de ses excentricités. C’est un roman intéressant pour la quête incessante de réponses qui pousse l’équipe d’un endroit à l’autre, mais aussi parce qu’il nous permet de connaître un peu mieux Peter. Je crois que ce roman nous aide en quelque sorte à appréhender le personnage difficile qu’il est.

« Peter Morrow, lui, ne courait pas de risques. Il n’échouait jamais, ne réussissait jamais. Ni vallées, ni montagnes. Le paysage de Peter était plat. Un désert infini, prévisible. »

Évidemment, la fin de ce tome est vraiment touchante et on se demande ce qu’il adviendra dans le prochain. En attendant, voilà un autre excellent roman que celui-ci, qui ne manque certainement pas d’action!

Un long retour, Louise Penny, éditions Flammarion Québec, 448 pages, 2015